Je suis rentré d'urgence, vendredi dernier, premier vol pour Paris depuis San Francisco. Une urgence impuissante, tributaire du décalage horaire et de la distance. Trente-six heures se sont déjà écoulées depuis que mon père est mort...
Trente-six heures au bout du monde, inutile, à penser à maman déchirée par la brutalité de cette disparition. Trente-six heures à dominer mon vertige et mon incompréhension. Une douleur ventrale, mon coeur est aspiré vers le vide, j'ai la peau qui chauffe et je ne comprends plus. Tout résonne bizarrement, il fait si beau à San Francisco, les vacances s'étaient bien passées et la rentrée s'annonçait pleine de joie.
Mon père s'est levé après le repas, dans cette maison de Nornandie qu'il aimait tant. Les gens riaient, chantaient même. Pris par un vertige, il s'est assis en retrait derrière le groupe, puis il est mort. En quelques secondes, foudroyé par on ne sait quoi.
64 ans, c'est jeune pour un vieux.
...
Sur sa table de chevet dans la maison de ma jeunesse, il y a ce livre. Maman m'a dit qu'il le lisait depuis des semaines, lentement, s'arrêtant à chaque page pour penser des heures, le regard figé vers une profonde mélancolie. Le livre est là, tel qu'il l'a laissé... Je suis entouré de son odeur, des choses qu'il voyait en se couchant, des objets qu'il avait posés là. Et ce livre dans lequel un marque page a stoppé le temps page 186. Il l'a lu pendant des semaines, mais il n'est pas allé au bout des 242 pages. Il en a lu des livres, mais celui-ci était le dernier, celui-ci et pas un autre.
Je n'ai pas lu un vrai livre depuis des mois. Dans le silence de ma première nuit, je ne trouve pas le sommeil. Défait par le décalage horaire et l'absurdité, j'ai les yeux grand ouverts, il est deux heures du matin. Je prends le livre. Le marque page est en tissu blanc avec un oiseau brodé en son centre et un petit pompon au bout. Sans doute le tenait-il de sa mère ou quelque chose comme cela. Si on enlevait le marque pages, le livre s'ouvrirait tout seul à cet endroit.
Je veux comprendre. Pourquoi avait-il mis tant de temps à lire ce livre, pourquoi l'aimait-il autant, pourquoi ne l'avait-il pas fini et pourquoi je devais le lire... J'ai laissé le marque page là où il était, décidant que je ne dormirais pas tant que je ne le rattraperais pas. Rattraper mon père, le retrouver entre les lignes, suivre son chemin et l'embrasser à l'arrivée, page 186, peut-être aller plus loin, nous verrons.
"Les années" (Annie Ernaux) est un roman merveilleux, autobiographie impersonnelle de l'écrivain, défilant le temps qui passe de 1940 à nos jours, livrant moult détails sur les événements qui ont marqué chacune des étapes de sa vie. L'héroine est Normande. Vacances sur la Costa Brava, les Beatles, la pilule, le désanchantement... Mon père a lu chacune des pages comme on parcourt les albums photos de sa propre existence. Le livre se lit comme une chanson de Voulzy teintée de Camus ou de Proust, avec en toile de fond le Larousse du XXème siècle.
Je lis à toute vitesse, à la recherche du temps passé par mon père, posant mes mains là où il les a posées, sentant par moment les pages et retrouvant la chaleur de sa peau, il avait toujours les mains brûlantes et ça m'impressionnait... Fatigué, les yeux lourds, je me rapproche de la page 186 et ça me fait peur. Je sais qu'une fois passée cette limite, le livre redeviendra un livre comme les autres, son dernier livre, et l'oiseau du marque pages n'aura plus rien à faire.
Page 186. J'y suis. Rien de spécial sur ces pages. Rien de marquant, c'est juste là que mon père, après avoir lu des milliers de livres, s'est arrêté de lire... Je décide de poursuivre, d'aller au bout, même si les dernières pages me plaisent moins car elles correspondent aux années que j'ai connues. Elles ne me racontent pas mon père, elles me racontent moi sans mon père, des années Mitterand à nos jours... J'ai laissé le marque pages page 186, je ne veux rien toucher. Cette lecture que je prolonge est une sorte de formalité que je dois accomplir, comme on habille un corps ou résèrve un caveau.
Dernière ligne, la plus belle : "sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais".
Je referme le livre et le repose sur la table de nuit, tel qu'il etait.
Mes plus sincères condoléances.
Rédigé par : Elmanito | lun. 01 sep 2008 à 09:27
Bon courage Vinvin, merci pour ce texte magnifique.
Rédigé par : Litteulced | lun. 01 sep 2008 à 09:28
Bon courage mec, je sais que c'est difficile.
La bise.
Rédigé par : Denis | lun. 01 sep 2008 à 09:28
j'ai rarement lu un texte plus beau et plus sincère.
Tu n'as pas que du talent dans la déconne.
Courage.
Amitiés
JM
Rédigé par : JMV | lun. 01 sep 2008 à 09:38
Tu m'as fait repensé au décès de ma mère par la juste description des sensations du moment.
Respect et courage Vinvin.
Merci.
Fred
Rédigé par : Fred | lun. 01 sep 2008 à 09:47
Bon courage Vinvin,
Tu n'es pas seul.
Toi aussi tu es un père. Le relai est passé.
Va, vis, deviens.
Que tu sois dans la lumière pendant cette difficile épreuve.
Je t'embrasse,
Sophie
Rédigé par : SophieK | lun. 01 sep 2008 à 09:49
Désolée pour cette douloureuse perte inattendue. j'ai perdu des êtres chers cette année, mais j'ai les larmes aux yeux en imaginant que je vivrai la même déchirure quand mon père partira (le plus tard possible, I hope).
Rédigé par : cynthia | lun. 01 sep 2008 à 09:58
Toutes mes condoléances dans ce moment douloureux.
Rédigé par : Sylvain | lun. 01 sep 2008 à 10:05
Putain, le marque pages...
On est avec toi...
Rédigé par : Damdam | lun. 01 sep 2008 à 10:18
Il y a un peu plus d’un an, au départ de maman, j’ai reçu ce message d’une amie web 2.0. Depuis à chaque départ, je fais passer ce même message à celui ou à celle qui reste. Lire absolument Montedidio d’Erri de Luca d’où est tiré cet extrait :
[...] les fois où il me vient la pensée d’un manque, je dois l’appeler présence ?
- « C’est ça, et à chaque manque tu souhaites la bienvenue, tu lui fais bon accueil. »
- Alors quand vous vous serez envolé, je ne dois pas sentir votre manque, moi ?
- « Non, dit-il, quand il t’arrive de penser à moi, moi je suis présent. » "
64 ans c’est très jeune. Alain-époux en a 66, et mon père 88. Je suis vieille. Il n’y a pas de jour ou je ne m’angoisse pour eux.
Rédigé par : tilly | lun. 01 sep 2008 à 10:20
Je pense à toi mec.
Bon courage
Rédigé par : Xav | lun. 01 sep 2008 à 10:33
Je te lis depuis longtemps mais n'avais encore jamais "osé" commenter.
Je le fais aujourd'hui car ton texte m'a profondément touchée. Justement, en lisant le début, j'ai tout de suite pensé à du Annie Ernaux. Ces phrases courtes, ce style haché, ce choix précis des mots. Mais il y a plus d'émotion dans le tien.
Mon préféré de cette auteure c'est "La place", dans lequel elle raconte son père, justement.
Toutes mes condoléances, et courage dans cette épreuve difficile...
Rédigé par : Lene | lun. 01 sep 2008 à 10:39
Bon courage Vinvin... Silence
Annie
Rédigé par : ennorab-annie Bardaine | lun. 01 sep 2008 à 10:40
Une pensée pour toi et ta famille.
La vie se ralentit quand on est bousculée par ces événements et ça nous permet de nous refocaliser sur l'essentiel, la famille.
Bon courage mec
Rédigé par : Nicolas | lun. 01 sep 2008 à 10:50
Si ton père ta savais heureux, c'était la chose la plus importante pour lui.
je te souhaite que le temps fasse vite disparaître la douleur, ton père n'aimerai pas te voir souffrir, penses y.
Rédigé par : Hubert | lun. 01 sep 2008 à 10:51
Mes plus sincères condoléances Cyrille !Quel texte émouvant, bon courage.
Rédigé par : Msiou | lun. 01 sep 2008 à 11:34
Quel que soit l'âge qu'on ait, on se sent orphelin à ce moment là.
C'est une des choses inconcevable qui arrive, qui fait que rien ne sera plus jamais comme avant et rien ne nous y prépare jamais.
Courage et bisous.
Rédigé par : Pascale | lun. 01 sep 2008 à 11:35
Toutes mes condoléances, courage en ce moment difficile...
Rédigé par : PicSail | lun. 01 sep 2008 à 11:45
Un texte sublime.
Condoléances et bon courage.
Rédigé par : François | lun. 01 sep 2008 à 12:03
Une pensée, des émotions...
courage... et pense à ceux qui restent.
La bise.
Rédigé par : Largentula | lun. 01 sep 2008 à 12:08
On ne se connait pas spécialement, mais je te présente mes condoléances et pense à toi.
Rédigé par : Korben | lun. 01 sep 2008 à 12:08
Je suis sincèrement désolée pour toi... Et très touchée par ton témoignage. C'est très beau...
Mes pensées t'accompagnent et je t'embrasse.
Rédigé par : Luciole | lun. 01 sep 2008 à 12:18
Toutes mes condoléances. Bon courage dans les moments difficiles à venir, je pense à toi...
Cyril V.
Rédigé par : Cyril Villemain | lun. 01 sep 2008 à 12:30
Une pensée pour toi.
G.
Rédigé par : TacTac | lun. 01 sep 2008 à 12:35
Toutes mes condoléances et bon courage pour la suite.
Rédigé par : Sébastien | lun. 01 sep 2008 à 12:37